Autohistorias, programmation 2017
« Les expériences personnelles – revisitées et redessinées – deviennent un verre à travers lequel relire et réécrire les récits culturels dans lesquels nous naissons. »
- Gloria Anzaldúa, Now Let Us Shift... The Path Of Conocimiento...Inner Work, Public Acts, In This Bridge We Call Home : Radical Visions For Transformation (2002)
L’Europe est prise dans le tourment de polarisations nationalistes et séparatistes, tiraillée dans des débats identitaires favorisant une fragmentation croissante entre les individus. Son tissu social est fragilisé par l’hystérisation des consciences liée à l’Islam et la crise des réfugiés. Cette situation empêche l’émergence d’un projet fédérateur pour une société juste et ouverte. Plusieurs générations de citoyens issus de différentes vagues d’immigration demeurent comme suspendus pour toujours dans le temps comme s’ils venaient d’arriver. Les récits nationaux peinent à leur reconnaître une vraie place, à tel point qu’une distance s’est installée entre les institutions et une jeunesse en perte d’espoir. D’après la théoricienne Fatima El-Tayeb, cette omission des récits historiques institutionnels et scolaires doit être considérée comme une possibilité pour organiser leur subversion. Il est temps de retrouver le sens de nos existences précaires. Il faut enfin se saisir de la complexité de nos identités sociales, favoriser la diversité des perspectives et redéfinir quelles voix doivent être entendues. Les récits globalisants ne sont plus capables de dissimuler les carences d’une Europe qui oblitère l’histoire de ses migrations. Il est temps d’enfin se réapproprier nos institutions.
Autohistorias est le titre que je propose pour la programmation 2017 de Bétonsalon et de la Villa Vassilieff. Je l’emprunte à la théoricienne et poétesse féministe chicana Gloria Anzaldúa, qui a inventé le terme pour définir un mode d’écriture permettant la réappropriation, fondé sur le déploiement des subtilités de la sphère intime comme outil narratif. Il exprime le potentiel d’identités multiples, ambivalentes, performatives et instables. Autohistorias incarne une manière alternative de composer avec les idéologies dominantes, déstabilisant les frontières, créant un réseau de positionalités marginales et d’identités en perpétuelle transformation. Nos existences sont fragiles et précaires, mais elles sont multiples, collectives et incontrôlables. Je veux évoquer ces itinéraires faits de glissements, d’exaltation et de résistance. En accumulant ces évènements particuliers mais collectifs, nous pourrons enfin construire un récit commun.
En coopérant avec des collections publiques, notamment l’archive photographique de Marc Vaux (Centre Pompidou), j’ai entamé la création d’un lieu de résidence et d’ateliers dédié à la réévaluation des expériences vécues par de nombreux artistes passés par Paris au cours du 20ème siècle. Une autre histoire de la modernité peut être écrite, non plus définie par le mythe du progrès industriel mais faite d’individualités déviantes, d’échanges culturels et d’exils. Je crois sincèrement que l’art peut nous aider à inventer des historiographies alternatives et explorer des parcours de vie ignorés et marginalisés qui résonnent avec leur contexte collectif.
Notre programmation 2017 sera l’occasion d’entremêler une pluralité de mondes. Bétonsalon et la Villa Vassilieff vont créer des lieux de dialogue pour aborder notre situation politique et sociale. Nous souhaitons faire naître une économie de la convivialité, là où les visiteurs seront amenés à discuter autour des œuvres, parlant d’expériences personnelles et de mémoires collectives comme des difficultés du vivre-ensemble. Bétonsalon, remis à neuf, va proposer de nouveaux espaces d’accueil et de travail et donner à voir deux expositions personnelles par les artistes Emmanuelle Lainé et Candice Lin, chacune conçue en collaboration avec l’université Paris Diderot et le laboratoire de recherche de l’« Académie vivante ». La Villa Vassilieff deviendra une véritable maison habitée par sept projets. Une constellation de commissaires et d’artistes en résidence vont entreprendre des projets de recherche liant pratiques du passé et du présent.
Je veux prendre fait et cause pour ces artistes qui savent exprimer leurs individualités instables, leurs racines singulières et leurs parcours complexes avec sincérité et engagement. L’articulation des émotions et des luttes est un point de passage nécessaire pour amplifier les mémoires et créer des publics subversifs. J’aspire à un programme où transparaissent les êtres et leurs émotions, où se répandent passion, compassion, contestation, peur et fragilité. Alors que nous explorerons les mille manières avec lesquelles les artistes s’emparent de ces matériaux, nous nous confronterons à des territoires instables et des temporalités disjointes. Nous regarderons de plus près ces pratiques individuelles via des perspectives enfin défrichées. Nous pouvons imaginer une histoire partagée, non pas imposée mais élaborée collectivement d’après une multiplicité de particularités et d’itinéraires sinueux dans un monde fragmenté. En des temps troublés, ces histoires nous aident à développer des formes translocales de résistance et inventer de nouveaux horizons cosmopolites.
Mélanie Bouteloup
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