Ser, sin serlo - Patricia Belli
Exposition du 20.09 au 14.12.2019
Commissariat de Camille Chenais.
- Flyer de l’exposition, Ser, sin serlo
La Villa Vassilieff est heureuse d’accueillir la toute première exposition en France de l’artiste Patricia Belli (1964, Nicaragua) dont la pratique artistique se déploie au travers d’installations comprenant sculptures, dessins, ou encore vidéos. Pour cette exposition, l’artiste a choisi de réunir des oeuvres issues de sa production plus ancienne avec des nouvelles productions dans lesquelles des symboles – issus de rêves et de mythologies – évoquent un équilibre instable entre domination et résistance, violence, peur et compassion. Dans l’espace se déploient des corps fragmentées, sans caractère sexuel apparent, que l’on pourrait croire inanimés si une tension palpable et un léger mouvement ne venaient pas trahir ce sentiment. Avec ces formes anthropomorphes, l’artiste souhaite questionner les diverses conditions qui peuvent aliéner ou fragiliser les corps. Des ouragans aux révolutions, l’instabilité et les jeux de domination sont évoqués à travers ces sculptures et leurs équilibres physiques précaires.
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Ser, sin serlo - par Camille Chenais
Dans l’espace de la Villa Vassilieff, on peut rencontrer une balançoire, des représentations de tempêtes, une jambe, des têtes, des doubles têtes, de la poussière, un grand morceau de textile blanc, des grains de sable, un avant-bras, des images de corps flottant dans le ciel, des oloïdes, une pierre qui tombe, un tabouret à bascule, des morceaux de verre brisés, Xipe Totec… On peut entendre des bruits sourds ou une berceuse fredonnée pendant une tempête. On peut suivre des yeux le balancement d’un tabouret à bascule, l’oscillation d’une balançoire, l’ondoiement d’un virevoltant oloïde. Leurs mouvements cycliques nous bercent. En entrant dans l’espace, nous n’entrons pas dans une exposition où les œuvres sont circonscrites à leurs socles ou systèmes de monstration, nous entrons dans un environnement où le travail de l’artiste se situe aussi bien dans les formes sculptées, les bruits diffusés, les mouvements créés, que dans les vides de l’exposition où se tissent les liens entre les pièces, où se crée l’expérience des visiteur·euse·s. Une des premières choses qui frappe, c’est l’équilibre précaire, presque irréel, dégagé par les pièces et leur mise en espace. Presque toutes sont en équilibre. En s’approchant de certaines se créent une tension, une impression de danger, d’instabilité. La notion d’équilibre – et son corollaire, le déséquilibre – est récurrente dans l’œuvre de Patricia Belli, elle traduit l’instabilité de nos vies, le manque de contrôle que nous avons sur notre environnement et sur les événements politiques, domestiques, intimes ou naturels qui nous affectent.
Ser, sin serlo mêle des sculptures en céramique, des installations en bois, des pièces en métal, en verre et en textile, avec des peintures, des photographies, des vidéos et des pièces sonores. Le travail de Patricia Belli est en perpétuelle évolution, elle passe d’une technique à l’autre, d’une représentation à l’autre, avec une facilité et une inventivité déconcertantes. Par le biais d’assemblages hybrides, elle crée un langage plastique, poétique, énigmatique, parfois dérangeant qui traduit des préoccupations intimes et sociales. Son œuvre se fonde sur sa sensibilité visuelle et tactile ; dans son processus de travail, l’exploration des matériaux, de leurs surfaces, de leurs formes, de leur vulnérabilité, semble être sa boussole. « Avant tout, je suis une sculptrice. Ma principale motivation est mon travail de l’espace. Puis, au cours de mon processus créatif, d’autres idées et solutions émergent de mon travail des matériaux. Mon point de départ est la manière dont ils fonctionnent, qui génère ensuite une métaphore qui, à son tour, se nourrit de mes autres préoccupations vitales. Dans mon travail, mon cheminement est normalement fait ainsi. Je vois quelque chose dans la rue, je vois quelque chose dans mon atelier et je me dis "C’est la flexibilité !" ou "C’est de la vulnérabilité ! Je la vois !". Puis, je clarifie cette idée à travers une forme encore davantage abrégée. [1] » Son œuvre semble ainsi toujours émaner d’une observation scrupuleuse de son environnement, du ciel aux cellules visibles au microscope en passant par les rebuts oubliés dans les rues, ou même par ses rêves et images mentales.
- Vue de l’exposition, "Ser,sin serlo". Image : Aurélien Mole
Toutefois, le langage de Patricia Belli n’est pas celui de la représentation, mais celui de la métaphore. Elle ne traduit pas directement ses expériences sensibles personnelles, mais questionne, à partir de celles-ci, des thèmes communs comme la vie, la mort, la renaissance, les systèmes de domination, l’équilibre et le déséquilibre, la fragilité des corps, les relations de pouvoir, de désir. Tout son travail prend ainsi racine dans cet enchevêtrement de ses émotions, de ses processus intimes avec des sujets qui les transcendent. Elle le fait sans grandiloquence, avec simplicité, parfois avec humour. Dans Sísifa (Sisyphe [2]), une main tente de porter des pierres tout en cheminant en équilibre avec deux doigts, sur une fine corde blanche. À plusieurs reprises, la main cède sous le poids, perd l’équilibre, et fait tomber les pierres dans des bruits sourds. Avec subtilité, ces images évoquent la charge mentale de la maternité qui pèse sur le corps des femmes. En jouant sur l’analogie ou les ressemblances, les œuvres de Patricia Belli jouent le rôle de point de jonction entre la sensibilité personnelle de l’artiste et l’expérience des visiteur·euse·s. Inspirée par les théories de Carl Gustav Jung sur l’inconscient collectif, l’artiste tente de traduire ses expériences personnelles dans des formes qui permettraient de questionner la condition humaine ainsi que le contrôle que nous exerçons sur elle.
Les premières pièces que Patricia m’a montrées quand nous avons commencé à travailler sur cette exposition au mois de mars dernier, furent des sculptures en céramique, encore humides, représentant un avant-bras et une jambe. Leur réalisme anatomique apparent créa chez moi une première impression de répulsion. Elles me faisaient penser à des morceaux de corps arrachés. Il y avait également une main qui s’était cassée en séchant. Immédiatement, les images de mains arrachées par les grenades de la police nationale française pendant les manifestations me vinrent à l’esprit. Je lui demandai alors, si ces œuvres évoquaient pour elle les corps morts des manifestants nicaraguayens [3]. Elle me répondit que non. C’était plus subtil que cela. Si les violences et la répression du gouvernement de Daniel Ortega étaient bien présentes à son esprit lorsqu’elle travaillait sur ces pièces, ces dernières n’en étaient pas des illustrations, bien au contraire. Ce qui intéresse l’artiste n’est pas de faire une chronique documentaire ou journalistique de ces événements, mais d’évoquer, à partir de cette expérience, les formes de domination que subissent nos corps, leurs impacts, mais également la manière dont ils résistent et subvertissent ces contraintes et oppressions . Dans l’espace de l’exposition, ces corps fragmentés et dispersés n’apparaissent pas gisant sur le sol, mais sont placés dans des équilibres incertains évoquant le mouvement. Ces anatomies disloquées dissolvent les frontières entre le vivant et l’inerte. Ils résistent. Ils guérissent de leurs blessures. « Je suis impressionnée et attendrie par la façon dont les humains essayent, et réussissent parfois, à réparer des blessures, leurs propres blessures, celles du corps, de l’âme et celles de leurs objets. [4] » Dans le travail de Patricia Belli, le corps est donc à la fois un espace vulnérable, fragile et intime et un espace de résistance, de pouvoir. Cette multiplicité symbolique se traduit souvent par l’image du corps divisé, dispersé, brisé, fragmenté. Cette dislocation met en avant l’impossible représentation d’une identité, d’une corporalité ou d’une subjectivité sous une forme arrêtée et stable. « Il semble que Belli crée pour pouvoir rassembler tous les fragments de son être. [5] » écrit Miguel A. López lors de la première rétrospective consacrée à l’artiste.
Aux murs, des peintures presque abstraites représentent le cœur de tempêtes. Ces pièces symbolisent la nature dans ce qu’elle a de plus violent : sa force de destruction. En se mêlant aux représentations anthropomorphes qui peuplent également l’espace, elles nous rappellent que malgré toutes nos aventures civilisatrices, nous sommes insignifiant·e·s face à notre planète et ses forces imprévisibles. Ailleurs deux têtes semblent dialoguer, l’une est montée sur des petits pieds en bois flotté, l’autre est soutenue par un système complexe de poulies et de cordes. Le visage de cette dernière est recouvert par ce qui semble être une seconde peau, évoquant certaines représentations du dieu aztèque Xipe Totec (« notre seigneur l’écorché » en nahuatl). Dans la mythologie aztèque, il est le dieu de la vie, de la mort, de la résurrection, de l’agriculture, du renouvellement de la nature, des pluies fertiles et de l’orfèvrerie. Comme les graines de maïs qui perdent leur peau avant la germination, Xipe Totec s’écorche vif pour nourrir l’humanité. Cette figure symbolise des idées qu’on devine à d’autres endroits de l’exposition : celles des cycles de la vie, du sacrifice, de la naissance et de la renaissance.
Toute l’exposition oscille donc entre ces deux contraires, la renaissance et la destruction. L’artiste ne choisit ni l’une, ni l’autre, mais invente des formes qui prennent sens à la frontière de ces oppositions binaires. Toute la complexité des œuvres de Patricia Belli repose sur cet entrechoquement entre bonheur et désillusion, angoisse et empathie, doute et joie. À deux reprises, nous croisons dans l’exposition des sculptures bicéphales en céramique. Raices (Racines) est posée sur le sol, ses deux visages paisibles presque endormis. Ils semblent être ensemble depuis longtemps, des racines se sont développées sur leurs crânes et semble ainsi les relier. Ils me font penser à des sculptures ruinées de civilisations passées, que nous retrouvons parfois, sur lesquelles, la nature semble avoir repris ses droits. Les deux têtes de Pesadilla (Cauchemar), à l’inverse, sont habitées de sentiments opposés : l’une semble saisie d’effroi, l’autre esquisse un sourire serein. Elles oscillent doucement, au-dessus d’un pied à balancier. Ce motif de la double tête matérialise l’hybridité et la conflictualité de nos êtres, de nos corps. Nous sommes à la fois oppressé·e·s et oppresseur·e·s, innocent·e·s et coupables, menaçant·e·s et menacé·e·s, blessé·e·s et puissant·e·s, cruel·le·s et doux·ces, nous-même et autre. Ser, sin serlo. Nous sommes sans être.
C’est donc dans ce paysage hybride à l’équilibre précaire, que les visiteur·rice·s doivent trouver leur place. Il·elle·s sont incité·e·s à s’asseoir sur un tabouret à bascule ou une balançoire dont les légers balancements, intensifiés par un son, les entraînent à questionner leur propre stabilité ou instabilité. Il·elle·s sont également invité·e·s à faire rouler une forme oloïdale parasitée par un mélange d’entrelacs et à déplacer des formes sur une table recouverte de sable faisant ainsi apparaître le tracé de leur mouvement. Si, à première vue, ces actions peuvent avoir l’air ludiques ou innocentes, l’artiste, par le biais de sons amplifiés qui se déclenchent lors de la mise en mouvement des pièces, donne à ces actions une étrangeté qui dérange et questionne.
[1] Juan Carlos Ampié & Patricia Belli
« Nicaragua’s Patricia Belli : from Tragedy to Rejoicing », Confidencial, 11 avril 2017. Consulté le 29 août 2019. https:// confidencial.com.ni/nicaraguas-patricia- belli-from-tragedy-to-rejoicing/
[2] Dans la mythologie grecque, Sisyphe est le fils d’Éole et d’Énarété et le fondateur mythique de Corinthe. Il est surtout connu pour son châtiment, reçu après avoir trompé Thanatos (le dieu de la mort) qui consistait à faire rouler éternellement jusqu’en haut d’une colline un rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet.
[3] En 2018, des manifestations sont organisées par des étudiants à Managua pour protester contre des réformes du gouvernement de Daniel Ortega, président du Nicaragua. Dès lors, débute un régime de répression face à l’opposition au pouvoir en place. De nombreux affrontements éclatent. Aujourd’hui on estime qu’ils causèrent près de 325 morts et 2 000 blessés. La majorité des opposants ont été mis en prison tandis que le reste fut contraint de s’exiler dans les pays voisins.
[4] Patricia Belli, « Relato » dans Velos y cicatrices, Managua, Epikentro Gallery, 1996, n.p.
[5] Miguel A. López, « Fragile. Works by Patricia Belli, 1986-2015 », TEOR/éTica, 2016. Consulté le 29 août 2019. http://teoretica.org/portfolio/fragiles-obras-patricia-belli-1986-2015/
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