Creative Beginnings. Professional End.
Kerry Downey & Joanna Seitz, Lou Masduraud,
Lorenza Longhi et Maria Toumazou.
Exposition du 17.01 au 18.04.2020
Commissariat de Julia Gardener
La Villa Vassilieff accueille une exposition collective qui s’empare de la Tour Maine-Montparnasse en tant qu’emblème. Située à seulement 750 mètres de la Villa Vassilieff, la Tour Maine-Montparnasse est unanimement et passionnément détestée par les parisien.ne.s. La plaisanterie veut que la plus belle vue de Paris soit perçue de son sommet, puisque que l’on n’y voit pas la tour elle‑même. La présence imposante de ce gratte-ciel témoigne des effets de la gentrification, de la modernisation et de la mondialisation d’une aire urbaine, d’un espace. Creative Beginnings. Professional End. interroge cet espace dans ses spécificités en invitant des artistes qui questionnent les objets du quotidien, produits en masse et brevetés, indissociables de ces bâtiments commerciaux.
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Creative Beginnings. Professional End. - par Julia Gardener
- Vue d’exposition, Creative Beginnings. Professional End., Villa Vassilieff, 2020, Photo : Aurélien Mole
Il y a quelque chose d’ironique à travailler sur une exposition se focalisant sur un gratte-ciel parisien depuis New York, un centre urbain vertigineux accueillant plus de 7000 gratte‑ciels. « Le petit Manhattan de Montparnasse », vu depuis le véritable Manhattan.
Il est généralement entendu qu’un gratte-ciel est un bâtiment très grand. En architecture, le gratte-ciel est considéré comme un bâtiment d’une taille et d’une base spécifiques. C’est aussi l’immeuble que King Kong escalade dans toutes les itérations du film éponyme. En 1964, c’est l’unique sujet d’un film de huit heures d’Andy Warhol : Empire. En 2002, c’est toujours lui qui sert de décor au film séminal de Matthew Barney, Cremaster 3. La Colonne sans fin de Constantin Brancusi – à la fois la sculpture en chêne de deux mètres de haut datant de 1918, et sa version en acier érigée en 1937 à Târgu Jiu (Roumanie) – imite la forme et la promesse de grandeur infinie de ce genre de bâtiment. Dès 1908, Antoni Gaudí proposa un hôtel de 360 mètres de haut appelé Hotel Attraction pour le site qui verra ensuite l’érection des Tours Jumelles (World Trade Center), probablement les tours les plus marquantes de notre époque.
Un gratte-ciel détient une immense valeur symbolique. En tant que structure potentiellement infinie, la hauteur vertigineuse d’une tour nous rapproche littéralement du ciel, ce qui, pour certain·e·s, signifie également du paradis. Souvent comparé aux temples et palais du passé, le gratte-ciel symbolise la richesse économique, le progrès et le pouvoir. L’architecte et théoricien italien Manfredo Tafuri a, néanmoins, judicieusement noté que le gratte-ciel est à la fois l’instrument et l’expression du capitalisme. Les agissements du capitalisme sur l’espace sont toujours suivis par la gentrification, la modernisation, et la mondialisation.
Ériger un gratte-ciel à Montparnasse fut un projet unique en son genre mais également un échec : il suscita l’interdiction de construire des structures similaires pendant des décennies dans la capitale. La tour Montparnasse a rapidement attiré des réactions hostiles sur les plans esthétiques, pratiques et locaux. Ce grand projet de la ville, consistant en la création d’un point lucratif culminant à Paris, a transformé le quartier en un cauchemar organisationnel qui manque d’une structure spatiale logique, d’espaces verts et qui est incapable de s’insérer dans un contexte urbain plus large. D’après un sondage de 2008 auprès des éditeur.rice.s de Virtualtourist, son architecture simpliste, ses larges proportions et son apparence monolithique ont valu à la tour Montparnasse la seconde place du classement des bâtiments le plus laid du monde. L’Hôtel de Ville de Boston était classé premier.
Pourtant, malgré ses nombreuses critiques, la tour a eu de multiples objectifs, fonctions et missions. À différentes périodes, elle a accueilli la chaîne d’information qatarie Al Jazeera, l’institution financière coopérative du Crédit Agricole, le conglomérat multinational d’électroménager néerlandais Philips, l’Ordre national des Architectes de France, et des espaces de coworking, le paradigme de l’économie de projet. La loterie nationale y fut organisée dans les années 1980 et 1990, et deux présidents – François Mitterrand et Emmanuel Macron – y ont installé le siège de leurs campagnes électorales.
C’est quelque peu paradoxal de s’intéresser à un gratte-ciel depuis une institution dont la mission est d’assurer la mémoire d’un endroit au passé riche et dédié aux artistes. À quelques 750 mètres de la tour, les murs de la Villa Vassilieff témoignent d’une longue histoire artistique. D’abord un atelier dans les années 1900, le bâtiment se transforma en cantine pour artistes, en galerie et en musée [1] avant de devenir un lieu de résidence, de recherche et d’exposition. Dans ce contexte, la tension entre la lourde histoire de la tour Montparnasse et son futur immédiat – sa rénovation de 300 millions d’euros récemment annoncée en vue des Jeux Olympiques de 2024 – offre un terrain particulièrement propice à la réflexion artistique.
L’exposition tire son nom – Creative beginnings. Professional End. – d’un guide Airbnb sur le quartier. Elle réunit une vidéo de Kerry Downey et Joanna Seitz, des œuvres de Maria Toumazou adaptées pour l’occasion, et de nouvelles productions de Lorenza Longhi et de Lou Masduraud. La tour Montparnasse y opère comme un emblème de la notion de « site », mais un site perçu à distance et comme un exemple d’une typologie bien plus large. À travers leurs propres perspectives et localités, les artistes interrogent la singularité et l’identité menacées par leurs propres frictions contre des structures universalisantes.
La vidéo de Kerry Downey et de Joanna Seitz explore le bureau comme un site entretenant une relation symbiotique avec le corps. La performance filmée de Jen Rosenblit interagit avec l’architecture et les objets qui s’y trouvent pour révéler une résistance turbulente, séditieuse et déterminée contre les forces étouffantes de l’espace professionnel. Les sculptures de Maria Toumazou, elles, utilisent les résidus physiques de la culture corporate et mêlent ces matériaux de l’esthétique neutre du capitalisme et du consumérisme à des formes locales et lyriques. Par un processus de fabrication laborieux et artisanal, son travail interroge la manière dont des structures homogènes exercent une pression sur les identités locales. En habitant les zones de passage des deux étages, les interventions de Lorenza Longhi compliquent les déplacements dans l’espace. Ses sérigraphies et néons jouent sur l’idée de reproduction pour évoquer des éléments spécifiques de l’espace de la Villa Vassilieff ou de celui de la tour Montparnasse. Se mouvant le long des murs, l’installation rhizomatique de Lou Masduraud se faufile de l’accueil – où le travail de l’équipe de la Villa Vassilieff est visible – aux bureaux de l’institution – où le travail demeure habituellement invisible – comme pour lier tous les modes excessifs du travail contemporain. L’installation in situ met en scène d’anciens tiroirs administratifs et un long squelette de cire, éviscérant ces deux systèmes, anatomique et architectural, pour les exposer conjointement.
Dans Creative beginnings. Professional End., les artistes explorent tou·te·s leurs relations personnelles à la gentrification, à la modernisation et à la mondialisation à travers un symbole spécifique, mais universel. Si vous regardez par la fenêtre ici à Paris, vous pouvez voir la tour Montparnasse, mais si vous êtes à New York, à Nicosie, à Milan, ou à Genève, il est probable que vous voyiez un autre gratte-ciel vertigineux, pas si différent de celui-ci. Peut-être qu’à travers le ciel – à travers tou·te·s les langues, les climats et les fuseaux horaires – tous les gratte-ciels partagent un même plan horizontal au-dessus des nuages, se retrouvant yeux dans les yeux au-dessus de nous tous. Mais, alors, restons ici, près du sol – lié·e·s aux langues, climats et fuseaux horaires – pour collectivement contempler leur promesse, leur illusion, et leur force.
Traduction : Élise Gérardin
Julia Gardener est une commissaire d’exposition originaire de Varsovie, en Pologne. Elle a grandi entre sa ville natale et Londres. Elle est actuellement en Graduate Program au Center for Curatorial Studies du Bard College à New York. Ses recherches portent sur les pratiques site-oriented et site specific, en accordant une attention particulière aux influences du capitalisme tardif sur les espaces et les lieux. Avant d’étudier au Bard College, Julia Gardener a étudié la littérature anglaise à l’Université de Bristol, puis a travaillé dans le journalisme culturel ainsi que pour des galeries d’art et des non-profit spaces. De 2016 à 2017, elle a été responsable des espaces et de la communication du programme d’exposition nomade Emalin. En 2017, à Athènes, Julia Gardener a co‑fondé avec Hugo Wheeler : Hot Wheels Projects - aujourd’hui appelé Hot Wheels Athens. Cet espace, dirigé par des commissaires indépendants, produit des expositions, des événements et des publications avec des artistes locaux et internationaux. En 2019, à Paris, elle a été assistante curatoriale à Bétonsalon - Centre d’art et de recherche.
[1] En effet, Marie Vassilieff eut son atelier dans cet espace au début du XXe siècle, puis ouvrit une académie et une cantine pour les artistes du quartier qui vivaient dans des conditions difficiles pendant la Première Guerre mondiale. En 1972, l’Atelier Annick Le Moine ouvra ses portes au premier étage de la Villa Vassilieff. Cette galerie fut un lieu important de la scène artistique parisienne, elle organisa de nombreux·euses expositions, concerts et performances. Après la mort d’Annick Le Moine en 1987, Charles Sablon reprend cet espace pour ouvrir sa propre galerie qu’il dirigera jusqu’à son décès en 1993. En 1998, le Musée du Montparnasse créé par Roger Pic et Jean-Marie Drot, reprend l’espace jusqu’à sa fermeture en 2013.
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