Le modernisme en Inde : l’art et son temps dans l’après-guerre, par Samit Das
Appréhender les notions de culture et d’histoire d’un pays aussi vaste et complexe que l’Inde est un exercice périlleux. Peu de récits historiques existent ou ont été transmis par les langues régionales. Toute tentative de traversée visuelle ouvre donc de nombreuses interprétations. L’Inde est et reste, malgré la mondialisation, un trésor unique de créativité exprimée à travers la richesse et la diversité de ses cultures, langues et religions. Pour certains, l’Inde est un musée à ciel ouvert où les traditions millénaires évoluent avec leur temps ; pour d’autres, elle reste le Parangon de l’exotisme et du mysticisme.
La créativité en Inde prend des formes infinies. Ce que l’élite indienne nomme "œuvres d’art" est souvent, pour les artistes qui les ont créées, la simple expression de leur vie quotidienne. Que l’on soit croyant ou athée, la pratique religieuse peut elle aussi relever d’une forme d’art. À la lumière de ces diverses perspectives, comment définir le modernisme dans le contexte de l’art indien ? Comment saisir les subtilités des nouvelles approches visuelles adoptées par les artistes indiens pour revisiter mythes et traditions, ou leur manière d’allier de nouvelles techniques et regards aux idiosyncrasies de leur culture ? Cette exposition, intitulée Punashcha Parry ("résonance de Parry", orthographe phonétique de Paris), tente d’explorer et de réévaluer l’idée de l’art moderne indien, et celle même du modernisme en Inde. Ce titre est emprunté au livre éponyme de l’artiste Nirode Mazumdar, mémoires de ses années passées à Paris. Bien qu’influent en Inde, ce livre publié en 1983, vient seulement d’être traduit en français et en anglais.
Ce que l’on définit comme l’art moderne indien existe depuis le début du 20ème siècle et est apparu pour la première fois au Bengale, avec le peintre Abanindranath Tagore. Cette définition reste cependant élusive et difficile à cerner. Dans un désir de se détacher des catégorisations académiques existantes et enseignées dans les écoles d’art, un nouveau style est apparu au sein de ce que l’on appelle généralement l’École du Bengale. De par l’implication d’Ananindranath Tagore dans le mouvement Swadeshi*, cette école a souvent été réduite à une mouvance nationaliste. Dans les faits, l’École du Bengale incarna une réforme profonde de l’art, de l’éducation et de la culture visuelle du pays. Elle n’était pas l’expression d’un nationalisme primaire, mais plutôt promouvait de nouveaux genres artistiques avec une approche moderniste alliant éléments religieux et séculiers.
En Occident, le modernisme est généralement décrit comme une tradition urbaine et la recherche d’une nouvelle culture visuelle, largement influencée par la révolution industrielle et ses répercussions sociales. Ce n’est pas tant le cas en Inde. Les processus d’urbanisation se sont produits de manière différente et l’urbanité indienne ne traduit pas nécessairement les mêmes notions qu’en Occident. L’histoire de l’urbanisme et de l’architecture en Inde, depuis la civilisation de la vallée de l’Indus (3300-1300 av. J.-C.) aux royaumes qui lui ont succédé et aux traditions royales de mécénat, est intimement liée avec celle des arts visuels : un grand nombre de références architecturales sont représentées dans des formes artistiques à travers les âges. À la fin du XIXe siècle, les peintures Kalighat* sont devenues des sources-témoin de l’art urbain en Inde. Elles étaient principalement réalisées par des artistes musulmans, qui n’appartenaient pas aux castes supérieures, mais qui représentaient des pans de mythologie hindoue et divers fragments de vie sociale. Il me paraît important d’envisager le modernisme en Inde en terme de temporalité et de périodicité. Le définir comme une allitération d’un concept occidental serait préjudiciable pour l’art indien. L’Inde est faite d’une multiplicité de communautés, d’états, de castes et de croyances religieuses. Consciemment ou non, chaque art emprunte à ces éléments, et pour apprécier l’évolution de l’art indien, il est indispensable de prendre en compte les spécificités de son contexte, tout en proscrivant les catégories d’art majeur ou mineur. Les Dalits* et les castes inférieures sont également importants à l’appréhension du modernisme en Inde. L’histoire et le cours de l’art indien sont des sujets complexes et l’art en Inde ne doit pas être abordé dans une perspective hiérarchique. Le développement d’un langage visuel se mêle à l’histoire orale, la mythologie, les légendes et les fouilles archéologiques, y compris dans ses formes les plus éphémères. Comprendre l’évolution de l’art en Inde nécessite une approche globale des traditions vivantes du pays.
Nous devons aussi noter la grande contribution apportée par les théosophes indiens à l’idée du modernisme en Inde après la Seconde Guerre mondiale. Des personnalités comme Aurobindo, Jiddu Krishnamurti, Ramana Maharshi et Annie Besant ont eu une grande influence sur les artistes de leur époque. Le graveur et sculpteur Krishna Reddy était profondément marqué par la philosophie de Krishnamurti et son œuvre est indissociable des écrits de ce dernier. Krishnamurti déclara « le néant comprend le tout, l’énergie. La fin est un commencement », et toutes les impressions de Reddy faisant recours aux techniques de taille-douce sont un rappel évident de ces mots.
Après l’indépendance, les artistes indiens ont commencé à se tourner vers l’Occident ; et Paris, dans les années 1950 était considérée comme l’une des capitales culturelles les plus convoitées. Punashcha Parry s’attache à explorer les vies, travaux et destins peu connus d’artistes indiens à Paris pendant les années 1950 et jusqu’à la décennie 1970. Ils sont venus pour des raisons diverses, certains pour découvrir leur propre expression grâce à la dynamique du monde artistique occidental, d’autres bénéficiant de bourses du gouvernement français, mais tous sont restés fortement ancrés dans leur propre culture. La plupart de ces artistes n’ont souvent pas bénéficié d’expositions du temps de leur séjour, pourtant parfois prolongé. Leur voyage les a amenés à dépasser les frontières, et à retisser un lien avec l’essence même de la culture humaine, si bien exprimée par Rabindranath Tagore, figure emblématique de l’École du Bengale :
« Quand nous évoquons un fait tel que l’art indien, cela contient une certaine vérité, fondée sur la tradition et le tempérament indiens. En même temps, il faut savoir qu’il n’y a pas de restrictions absolues sur les cultures humaines en termes de castes ; ces cultures ont toujours la puissance de se mêler et de produire de nouvelles variations, et de tels mélanges ont eu lieu depuis des siècles, confirmant la vérité de l’unité profonde de la psychologie humaine. Il est admis que dans l’art indien, les éléments perses n’ont pas rencontré d’obstacles, et il y a des indications d’autres influences étrangères. La Chine et le Japon n’ont aucune gêne à reconnaitre leur dette envers l’Inde en ce qui concerne le développement de leur vie artistique et spirituelle. Heureusement pour nos civilisations, de tels mélanges ont eu lieu à une époque ou le monde ne débordait pas de critiques d’art professionnels et les artistes ne recevaient pas de coups de coudes pour les pousser vers une forme d’inspiration ou une autre, de la part de ceux qui construisaient les catégories officielles. Personne n’a constamment, et de façon énervante, rappelé à nos artistes le fait évident qu’ils étaient indiens, et ainsi, ils ont eu la liberté d’être indiens de façon naturelle, malgré tous les emprunts qu’ils ont faits ». *
Certains des artistes dont j’ai eu la chance d’explorer l’œuvre dans le cadre de ma résidence avec le Pernod Ricard Fellowship, sont présents dans l’exposition : Krishna Reddy, Nirode Mazumdar, Akbar Padamsee, M.F. Husain, Zarina Hashmi, Leela Lakshmanan, F.N. Souza et Jean Bhownagary. Tous ont séjourné et travaillé à Paris. Toutefois, ils ne cherchaient pas à laisser une marque en tant qu’artistes indiens, créant de "l’art indien", mais ils voulaient ouvrir l’Inde à un monde plus vaste. Pour Nirode Mazumdar, c’était l’essence du spiritualisme ; pour Krishna Reddy, la Théosophie ; pour Husain, la laïcité ou l’écriture islamique ; le rapport au chez soi dans le cas de Zarina Hashmi. La maison de famille de Zarina à Aligarh et le jardin que sa mère y a créé sont devenus le point de départ de son parcours à travers une série de dessins et d’œuvres graphiques.
Les artistes qui figurent dans cette exposition se sont intéressés à une variété de sujets et ont reçu des formations dans différents domaines, mais se retrouvent sur certains points. Padamsee, M.F.Husain et F.N.Souza aspiraient à la puissance et la beauté intérieures, plutôt qu’ à créer des motifs ou des formes visibles, car l’on peut d’ailleurs percevoir une forme de grotesque dans leurs œuvres. Il s’agissait plutôt d’une démarche d’accumulation de strates, où l’œuvre d’art ne s’arrêtait pas à la surface de la toile, mais incitait le spectateur à explorer les profondeurs de la vie. Une conversation avec Leela Lakshmanan, qui a joué un rôle important en tant que monteuse de films à Paris, et les films de Jean Bhownagary révèlent l’image de l’Inde à l’époque, et l’importance de prendre du recul et d’assumer l’idée d’une responsabilité sociale. Dans le travail de Jean Bhownagary, nous trouvons une certaine idée de la culture et d’ambition pour l’Inde indépendante, tandis qu’Akbar Padamsee explore la psychologie profonde de l’expression de la classe moyenne. Au cours de ces premiers jours d’indépendance, ils ont également été impliqués dans une recherche continue de leur propre identité, à l’aune des changements de grande envergure ayant lieu en Inde. Paris, stimulante et provocatrice, était la capitale mondiale de l’art à l’époque, mais cette intensité même a donné lieu à ses propres défis dans la recherche d’un vocabulaire qui leur était propre.
À travers leurs œuvres et leurs expériences à Paris, l’exposition explore le concept de la modernité dans l’art indien, prenant la forme d’un fil conducteur, voyageant entre archives et images. Notre lecture de ces artistes proposera une approche différente de l’art qui a émergé dans les prémices transformationnelles du nationalisme, de l’indépendance de l’Inde et du début de l’indépendance. Conçu à la fois comme un projet d’artistes et d’historien, Punashcha Parry inclue également mon travail personnel, que je considère comme une partie intégrante de mon processus de recherche, puisqu’il a été inspiré par les voyages de ces artistes, ce qui m’a permis de développer conjointement réflexion et vocabulaire visuel. L’exposition revendique donc une approche subjective et le désir de partager une vision plus ouverte des trajectoires déployées à travers mon travail et celui des autres artistes qui y sont présentés.
Nulle mieux qu’Annie Besant ne saurait exprimer les enjeux de cette traversée du modernisme dans l’art indien et plus particulièrement dans les œuvres des artistes évoqués— lorsqu’elle parle « non pas en tant qu’Artiste mais comme élève de ce qu’on appelle la philosophie du Beau, sa nature, la manière dont elle découle de l’Être Suprême, dont elle s’exprime dans les choses belles, dont son évolution est liée à celle de l’Humanité, mais aussi son influence sur l’évolution Nationale et Individuelle, les idéaux de tout Art, au-delà de leur réalisation partielle dans les Beaux-Arts. L’[art] Shilpa portait tout autant aux [arts] des artisans qu’à ceux qui relevaient des arts « majeurs », la musique, l’architecture, la peinture, la sculpture, où les grandes réalisations signifiaient le génie exceptionnel de L’artiste, le prêtre du beau. »
L’exploration de l’idée du modernisme en Inde devrait accorder une attention particulière à l’approche de la beauté par les Anciens et au contraste entre l’Antique et le Moderne, exprimé si clairement par Annie Besant dans son texte Indian Ideals : "La beauté est-elle une question de conventions, quoique modernes, chacune incarnant la méthode de l’ère à laquelle elle appartient : l’approche Antique du savoir, la connaissance de ce par qui tout est connu, la dégression de l’universel au particulier, de l’idée aux formes ; le mode de connaissance Moderne, l’étude des particularités par l’observation, la classification, d’induction, d’hypothèse, de vérification par expérience et enfin l’assertion d’une loi."
*Le mouvement Swadeshi appartient au mouvement pour l’indépendance de l’Inde. Il est constitué d’actions économiques, principalement le boycott des produits britanniques importés au profit des productions indiennes locales ; ndlr. (Source : Wikipédia)
*ndlr, Désigne un style de peinture apparu au XIXe siècle aux abords du temple de Kali (Calcutta, Inde). Elles se distinguent par l’utilisation de couleurs primaires et la simplicité de leurs traits. Les dessins Kalighat représentaient des scènes de la mythologie hindoue, des satires de la vie sociale ou encore des fables morales. (Source : Wikipédia, Courrier International)
*ndlr, Les Dalits, encore appelés Intouchables ou Harijans (« Fils de Dieu », par Mahatma Gandhi), sont des groupes d’individus considérés, du point de vue du système des castes, comme hors castes et affectés à des fonctions ou métiers jugés impurs. Présents en Inde, mais également dans toute l’Asie du Sud, les Dalits sont victimes de nombreuses discriminations. (Source : Wikipédia, Courrier International)
* Art and Tradition / The Visva-Bharati Quarterly, mai-juillet 1935. Une adaptation du texte Sur le sens de l’art, présenté à l’université de Dacca, 1926
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