Sophie Podolski : Le pays où tout est permis
Exposition du 21.04 au 7.07.2018
Commissariat de Caroline Dumalin (WIELS)
- Flyer l’exposition, Sophie Podolski : Le pays où tout est permis
L’artiste et poétesse belge Sophie Podolski (1953-1974) a produit, entre 1968 et 1974, une œuvre graphique et littéraire singulière, célébrée jusque dans les milieux intellectuels parisiens de l’époque. L’exposition présente une sélection de dessins et le manuscrit de son livre Le pays où tout est permis (1972), témoins d’une vie tumultueuse, comme d’une époque marquée par les bouleversements sociaux et culturels de Mai 68.
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Où aller vivre ivre maigre mais libre , par Caroline Dumalin
Il a fallu quarante ans pour que l’univers visuel de Sophie Podolski parvienne jusqu’à nous. Comment est-ce possible, et pourquoi seulement maintenant ? À l’heure où j’écris ces lignes, l’exposition au WIELS a déjà eu lieu, et elle a reçu de remarquables échos. Plusieurs réponses possibles me viennent alors à l’esprit. La plus anecdotique mais aussi la plus décisive : le fait que Joëlle de La Casinière soit venue frapper à notre porte à l’été 2017, transportant avec elle une chemise contenant dix dessins de Sophie Podolski. Elle avait vu notre exposition anniversaire Le musée absent et avait remarqué que nous étions particulièrement attachés à mettre en lumière des œuvres méconnues, surtout s’agissant de travaux récents ayant vu le jour en Belgique. Nous n’avions pas entendu parler de Sophie Podolski mais avons été immédiatement intrigués par ses dessins, aussi bien, il faut le dire, que par le caractère romantique de sa résurgence. Les dessins sont de dimensions modestes, souvent réalisés avec le même outil, au stylo sur papier, mais ils sont captivants par la complexité et le caractère mystérieux de leur imagerie et de leur exécution. Podolski était sans conteste une dessinatrice douée, capable de maîtriser le flux de ses lignes autant que leur affectivité. Ses sujets, principalement des représentations de mondes irrationnels et de personnages hybrides, révèlent en outre une mythologie personnelle. Il est évident qu’elle ressentait l’urgence de créer et de faire entendre sa voix, par le biais d’une imagination et d’une sensibilité poétique extraordinaires. Cette voix unique s’exprime à travers des centaines de dessins, réalisés sur une période de seulement six ans, de 1968 à 1974, élaborant dans leur intimité fragmentée un monde où tout semblait réellement permis. Ses personnages sont alternativement mi-humains, mi-animaux ou mi-machines. Son style est dans le même temps intime, sexuel, enfantin ou politique. Un monde sans aucune limitation ou inhibition : un fantasme ancré dans son époque, vu à travers l’esprit émancipateur de Mai 68.
- Sophie Podolski, Sans titre, env. 1970, encre sur papier, 24.5 x 32 cm. Courtesy de Joëlle de La Casinière
Joëlle de La Casinière n’est pas seulement la principale prêteuse d’œuvres pour l’exposition, elle est aussi l’éditrice originale du seul et unique livre écrit par Sophie Podolski, Le pays où tout est permis, titre dont l’exposition tire son nom. Elle est aussi l’un des membres fondateurs du Montfaucon Research Center, un groupe informel d’artistes partageant les mêmes idées, qui se regroupèrent et s’organisèrent afin de produire et publier leurs travaux. Pendant l’été 1969, Sophie Podolski frappa à la porte de leur maison à Ixelles. Ce fut le début d’une amitié qui mena Joëlle de La Casinière à prendre soin des travaux que Podolski laissa derrière elle à la maison du Montfaucon Research Center. La Casinière, lorsqu’on lui demande pourquoi il a fallu autant de temps pour que les travaux de Podolski sortent de leur état de latence et de ses archives soigneusement conservées, suggère que cela tient à sa nature discrète. En vérité, elle a tenté de faire exposer ce travail, jusqu’ici sans aucun succès. Il semblerait, comme elle le reconnaît, que le moment présent soit plus approprié. La réception inattendue de cette artiste jeune et inconnue n’est en réalité pas si étrange si l’on y réfléchit bien. À une époque où l’art et le monde de l’art deviennent de plus en plus professionnalisés et surproduits, la façon dont Sophie Podolski reste radicalement fidèle à ses désirs et à ses convictions artistiques est stimulante à voir. Cela suppose également qu’un public contemporain se reconnaisse dans certains aspects de son travail, ce qui nous le rend moins étranger ou moins « daté ». Au-delà du caractère personnel de son iconographie ou de sa biographie, son travail n’apparaît pas comme une île ou un pays lointain. À travers le miroir de Sophie Podolski, nous sommes invitées à regarder plus attentivement en nous-mêmes, que ce soit notre corps ou notre esprit, et à reconnaître les dépendances gouvernant nos relations à la société. Elle nous pousse à remettre en question les conventions et les structures de pouvoir qui influencent notre langage, notre genre, notre santé mentale et notre imagination.
Je préfère utiliser le terme de « résurgence » plutôt que celui de
« redécouverte », suivant par-là l’argument que l’historien de l’art Lars Bang Larsen développe dans son article pour le livre qui accompagne l’exposition1 : « s’il y a une forme de sensationnalisme dans la façon dont une artiste laissée de côté est « redécouverte », il ne faut pas ignorer l’innocence feinte de ce terme et la façon dont il enraye la capacité d’action. De la même manière que les Amériques ne furent pas découvertes par Colomb, il n’existe pas de terra nullius artistique. Le travail de qualité de certains artistes est oublié et invisibilisé à cause d’intérêts et d’hypothèses institutionnels, commerciaux et politiques – en un mot par l’idéologie, entendue comme productrice de silence ». Il y a en effet une période de silence notable entre les vagues que Sophie Podolski créa en tant que poète et le moment présent. La publication du Pays où tout est permis en 1972 a été cruciale pour sa réception dans le milieu littéraire parisien de l’époque. Dans un entretien pour la revue Tel Quel avec Xavière Gauthier, éditrice de la revue féministe Sorcières, Julia Kristeva relate sa rencontre avec l’écriture de Podolski : « C’est une fille de 20 ans qui produit aujourd’hui une innovation considérable. J’y lis non seulement ce qui est traditionnellement considéré comme féminin (sensations, couleurs, etc.) mais une écoute de la langue, de son tissu phonétique, de son articulation logique et, à travers tout ce réseau écrit et dessiné, les conflits idéologiques-théoriques-politiques de l’époque.2 »
Avance rapide jusqu’à aujourd’hui : la récente documenta 14 démontre qu’une réévaluation croissante d’artistes et de travaux ne cadrant pas avec un récit reconnu de l’histoire de l’art ou avec le marché est en cours, mission qui semble aussi au cœur de la Villa Vassilieff, où les œuvres de Sophie Podolski sont redéployées. Podolski était une femme qui, née apatride, évoque très directement son combat contre la schizophrénie et sa peur d’avoir 21 ans, c’est-à-dire de devenir une adulte légalement responsable qui pourrait en venir à être admise de force en institution psychiatrique. Par ce fait, elle était intimement familière avec les forces de répression incarnées par la norme et l’autorité. Le pays où tout est permis est dans ce sens sa réponse à un monde dans lequel, selon elle, rien n’était permis – dans lequel il n’était pas permis qu’elle soit libre. Voilà pourquoi il est important que son travail ne soit pas présenté dans le cadre étroit de l’art « outsider ». Selon l’artiste et psychiatre Erik Thys, les œuvres d’artistes classés dans la catégorie d’art « outsider » ou « brut » sont souvent abordées avec « un point de vue implicite ou explicite sur certaines caractéristiques, considérées comme typiques.3 ». Dans le cas de Podolski, ce serait son penchant pour les compositions « all-over », son horror vacui. Ses dessins figuratifs ou davantage abstraits sont tous envahis par un déferlement de tirets, de points et de torsades – rien n’y est statique, tous les éléments semblent être reliés les uns aux autres. Les pages du Pays où tout est permis sont remplies jusque dans leurs marges et la ponctuation y est quasi-inexistante, ce qui, du point de vue d’un diagnosticien, pourrait être perçu comme un monologue maniaque.
Cependant, le travail de Podolski ne rime pas avec la notion d’une catégorie, qu’il s’agisse de celles de la psychiatrie ou de l’histoire de l’art. Elle est une iconoclaste littéraire. Une impulsion destructrice envahit distinctement ses écrits, qui peuvent être vus comme des dessins en tant que tels, par la manière dont elle explore toutes les qualités phonétiques, poétiques et plastiques du langage avec le même stylo que celui avec lequel elle pratiquait le dessin. Son manuscrit est en outre ponctué de dessins et de collages qui montrent à quel point ses productions visuelles et textuelles sont reliées entre elles. En plus de passages largement personnels, de pages de journal intime, elle y a également copié des fragments issus de nombreuses sources parmi lesquels le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem (1967), The Nature of the LSD Experience de James Terrill (1962), et Les Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1865). D’après l’artiste Jean-Philippe Convert, Podolski : « est ouverte à toutes les influences, les citations. Elle est traversée par les paroles des autres ; pour construire sa propre langue, elle emprunte, cite, détourne sans le plus souvent donner ses sources comme si la seule vive source était son envie d’écrire alimentée d’autres écrits qu’elle décentre, fragmente afin de les incorporer à ses propres mondes.4 »
Tout comme William Burroughs, Antonin Artaud et son entourage immédiat, Podolski utilisa les drogues psychédéliques en tant qu’agents d’extension de l’esprit. Dans les marges de ses dessins, elle se réfère de manière répétée au « speed » (jeu de mots sur la drogue et la vitesse) comme principe directeur. Elle y écrit : « God is in the speed / Dieu est dans la vitesse ». Dans les deux langues, elle souligne que l’amphétamine elle-même est une métaphore du type de vie qu’elle a adopté. En introduction de sa première contribution à Tel Quel en 1973, Philippe Sollers écrit : « Sophie Podolski est née en 1953. Cette date permet de mesure la rapidité avec laquelle un certain bouleversement est en cours. Et en guise d’avertissement pour ceux qui croient qu’écrire ne vient pas d’abord d’une certaine façon de vivre.5 » Même si à première vue son travail semble offrir un courant de conscience très dense, son langage hors de tout contrôle incarne consciemment la transgression elle-même. La forme et le sujet, la pensée et le faire, sont constamment en dialogue. Tel qu’elle l’affirme dans Le pays où tout est permis : « l’écriture est une chose vivante ».
Être une outsider aux yeux d’une société conformiste était une position qu’elle célébrait. Podolski s’identifiait plus spécifiquement avec la scène freak, qui entendait se distinguer du mouvement hippie, cosidéré comme un mouvement de masse. Le musicien Frank Zappa, un de ses héros, décrit le freak comme un individu qui « piétine les modèles de pensée, de s’habiller et les étiquettes sociales périmées ou réductrices pour exprimer de manière créative son rapport à l’environnement et à la structure sociale dans son ensemble ». Son œuvre entière atteste d’un attachement à des personnages défiant la normalité. Dans une exceptionnelle série de 38 dessins datés d’environ 1969, elle décrit les aventures de Simonis, un homme unijambiste né dans une boîte de sardines qui finit par se marier avec lui-même après une série de rencontres riches en péripéties. Dans Le pays où tout est permis, elle prône l’attitude joueuse et anticonformiste de l’homo ludens, opposé à l’homo faber, le travailleur productiviste qu’elle envisage de façon inhérente comme malade et entravé :
« On a envie de baiser des gens qu’on croise - mais les lits sont dans les maisons - les hôtels coûtent cher - il faudrait vivre dans la rue en faisant du théâtre et sortir dans les bâtiments n’en faisant - on approchera alors de la VILLE LUDIQUE - et pourtant le sommeil est déjà dans la rue - déjà la rue est dans le sommeil - le sommeil et la rue c’est la même chose - pourquoi sommes-nous si lents à la compréhension - il y a pourtant déjà longtemps que Sodome et Gomorrhe et Pompeï alors pourtant - pourquoi (diable ne vous détendez-vous pas) ne vous déguisez-vous pas foutez le conformisme à la poubelle il y a des possibilités - got A DANCE 6 »
Ses villes joyeuses apparaissent dans les gravures qu’elle réalisa à l’âge de 16 ans comme des scénarios rêvés symbolistes. Prenons par exemple sa gravure représentant une jeune fille dont le bras semble se transformer en aile de papillon. Elle est entourée de créatures situées dans un état plus avancé de métamorphose, avec des serpents à la place des yeux et des troncs d’arbre à la place des jambes. Au pied de la gravure, elle répète et joue avec le E de Sophie, qu’elle transforme en un 3, anticipant l’inversion entraînée par l’impression. Mais ce « E » bien particulier, qu’elle continuera à utiliser dans ses dessins, dérive aussi de la forme de la lune qui domine la scène, une allusion au terme français lunatique. De cette manière, elle transforme et code un élément de sa vie personnelle dans sa signature. Ceci suggère également que Podolski pratiquait une poésie visuelle fondée sur l’association libre entre le texte et l’image. Dans ce jeu continu, la qualité graphique du texte prend souvent le dessus. Dans Où aller pour vivre ivre maigre mais libre, elle chiffre un message en inventant des hiéroglyphes dont elle semble être la seule à connaître le sens. Il ne fait aucun doute que le mystère qui entoure son œuvre visionnaire et sa personnalité à nulle autre pareille, dans la fraîcheur de leur réapparition, continueront à interpeller notre regard et notre esprit. Comme le dit Jean-Philippe Convert :
« Longtemps le nom de Sophie Podolski a brillé comme une allumette dans une chambre sombre. Son nom, connu de très peu, se disait comme on donne un mot de passe. Son nom invitait à une éclipse, la provoquait. Cette éclipse est la relation entre Sophie et l’écriture, comme cet acteur s’éclipsant de lui-même afin de jouer son propre rôle. »
Sophie Podolski : Le pays où tout est permis, a été présentée au WIELS, Bruxelles du 20 Janvier au 1 Avril 2018. L’exposition est produite par WIELS, Bruxelles, en partenariat avec Bétonsalon - Centre d’art et de recherche et la Villa Vassilieff / Pernod Ricard Fellowship, Paris.
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